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Prise en charge d’un groupe de non lecteurs au collège (SEGPA)

2000

par J.Zwobada Rosel

RAPPORT D’OBSERVATION

L’observation de ce groupe d’adolescents, rapportée à celle de ma population de recherche habituelle m’a amenée à proposer deux articles :

Oublier pour retenir. De quelques difficultés d’apprentissage à l’âge scolaire. Entretiens d’Orthophonie 1997, Expansion Scientifique Francaise.

Linguistique fonctionnelle, évaluation et rééducation des troubles de l’acquisition du langage. Apprendre à lire-écrire à des non-lecteurs. Rééducation Orthophonique, 1997, 190.

METHODOLOGIE

En tant qu’observatrice, j’ai enregistré, puis filmé presque systématiquement les cours auxquels j’assistais. Cette dernière démarche s’est imposée à moi comme seule « preuve » de l’importance des difficultés que les élèves rencontraient et en particulier de la lenteur incontournable de la mise en place de quoi que ce soit.

L’échec de la « lecture verticale » comme facilitation m’a incitée à intervenir à deux niveaux :

-  évaluer le type de difficultés du plus âgé, qui semblait (quand il était suffisemment sollicité) avoir quelques connaissances en tentant de le faire lire.

-  mettre en place avec l’ensemble du groupe le système phonologique du français (cf article) pour servir de base à une démarche d’analyse, support de différenciations que tous se révélaient incapables d’effectuer.

PEDAGOGIE DE GROUPE ET/OU REEDUCATION ?

Que ce soit en situation de rencontre individuelle ou en groupe, il n’était pas possible de suivre une démarche de rééducation dans laquelle on tente de reprendre ce qui va intervenir dans l’activité de lecture : ces jeunes en savent trop et ce que des plus jeunes acceptent sans problème comme exercices / jeux d’identification par exemple, ne peut être posé comme préalable à un travail sur les lettres qui pour eux signifient « écrit ». Cela ne passerait pas. Ce n’est qu’aprés deux ans de travail que l’identification des syllabes du mot peut servir de support à son écriture, et pas pour tous, et jamais de façon systématique alors qu’il s’agit d’un repère stable, le seul qu’ils puissent se donner. Ceci, parce que, spontanément, dès qu’ils essaient d’écrire, les vieilles façons de faire ressurgissent, que ce soit une fausse épellation qui introduit une voyelle (« vide » selon G. GELBERT) non prononcée, ou une fausse mémorisation qu’ils recherchent à vide.

Nous l’avons vérifié le dernier jour, en les prenant systématiquement l’un aprés l’autre pour leur faire réaliser un récit à partir des mêmes images que nous leur avions présentées au début de l’observation. S’ils le font, c’est dans le cadre d’un étayage dialogique qui s’adapte à leur propre démarche, face à tel ou tel type de mot.

La conduite de récit qui selon notre hypothèse de travail concernant cette conduite langagière, aurait une valeur prédictive pour la capacité à entrer dans l’écrit (cf recherche en maternelle (Les cahiers du CERFEE, 11-12 1995), dernier rapport CNRS de l’auteur), n’est pas encore maîtrisée à l’oral pour certains, et ne peut, de toutes façons, servir de support à une production écrite. Notre travail avec ces non-lecteurs nous permet de confirmer deux pistes dans le cadre de notre hypothèse de travail concernant l’incapacité d’apprendre de tels enfants et les questions que nous nous posions en conclusion de sa présentation :

« Que peut bien signifier « apprendre » pour « retenir » dans le champ du langage ? Quand la compréhension s’installe-t-elle ? N’est-elle pas déjà là, à un autre niveau peut-être, celui d’une capacité à organiser qui permet de mettre en relation »

Pour en revenir au groupe observé :

-  Ils ne peuvent mettre à distance la charge affective associée à certains mots : F* est resté sidéré pendant trois minutes, (25/04/97) face au tableau où il était censé écrire le mot maman, le marmonant sans fin, incapable d’isoler la voyelle de la deuxième syllabe. Ce peut-être plus simplement pour certaines lettre comme m (prononcée « aime ») : S* me l’a confirmé, au cours de son récit (20/06/97), en évoquant le souvenir qui s’y associait, pour justifier le fait de ne plus pouvoir ni se rappeler, ni savoir ce qu’il faisait. Ce pouvoir « persécuteur » a été analysé par des psychanalystes (cf DIATKINE). Ce registre me semble correspondre davantage à ce que j’observe (cf les crises de larmes, et les réactions vaso-motrices qui l’accompagnent) que l’analyse (cf FERREIRO) des difficultés d’accès à la valeur symbolique de la lettre centrée sur le fait que l’enfant ne peut se détacher des caractéristiques physiques et perceptives de la lettre dans une démarche cognitive. Ne sont-ils pas en deça !

Un enfant, seulement en difficultés, m’a expliqué ce qui lui arrivait dans une métaphore où il est question d’un petit pois qui roule (dans sa tête), incontrôlable, qui finira par se faire écraser par la bicyclette qu’il sait maintenant contrôler : « on n’arrive pas vraiment à se concentrer (silence), moi ça m’arrive de faire ça. On m’demande une question. Oh là là, j’sais plus où j’en suis. J’n’arrive même plus à répondre à une question... i va bien s’arrêter un jour (le petit pois) et enfin la bicyclette prendra sa place (rire)... la bicyclette elle l’écrasera. » (Grammaire du rééducateur, grammaire du rééduqué. Rééducation Orthophonique, 1996, 186 (p.157)

-  Ils ne peuvent prendre appui sur leur propre parole pour un travail d’analyse : elle est réalisée/perçue globalement et non segmentable. Elle ne devient segmentable qu’en situation de répétition dans l’étayage de l’adulte qui l’opère en quelque sorte par son intonation même et, s’il ne l’accentue pas trop, par l’extériorité que sa voix introduit par rapport à ce qui est dit, le mot et plus encore la phrase. (Ce fait me semble correspondre tout à fait aux difficultés de certains jeunes enfants face à la lecture d’une consigne : ils ne peuvent la comprendre avant de l’avoir entendue de quelqu’un d’autre, de préférence la maîtresse).

Il est nécessaire de rappeler, à ce stade de l’analyse, que si on n’a pas cherché à mettre en place le « mécanisme » de la lecture, « codage-décodage », c’est que tous ceux qui s’y sont essayés au cours de leur cursus d’élève, pour certains de rééduqués, ont échoué. Les membres de ce groupe sont toujours incapables de se repérer dans la correspondance grapho-phonémique. C’est pourquoi je me suis lancée dans essayer d’aborder la « corporéité » de la parole, en les amenant à prendre conscience de ce qu’ils faisaient avec leur corps pour parler (cf les symboles du tableau de commande des consonnes) et cette prise de conscience leur est manifestement non seulement difficile, mais douloureuse (cf les documents vidéos). Selon mon hypothèse, ce serait une modalité de l’investissement de leur propre parole.

CE QUI A ETE FAIT AVEC CE GROUPE DE NON-LECTEURS

EN INDIVIDUEL :

-  Exemple de F*

Très encouragé F* participait de façon appropriée aux activités de langage dans le cadre du travail sur la lecture d’histoires du début de l’observation. L’orthographe ne suivait pas aussi ai-je décidé de le voir en particulier pour essayer d’évaluer ce qui faisait blocage et d’y travailler à plusieurs niveaux :

  • estime de soi : minimum d’entretien de « restauration »
  • avec le support d’un livre (Henri et son chien, Flammarion), travail sur l’énonciation : se situer dans le temps
  • qui parle de qui
  • sémiologie de l’image, graphisme pour le réel/l’imaginaire
  • les procédésd’écriture (le signalement des actes de langage)
  • Il fallait reprendre à tout moment les problèmes de différenciation perceptive (toujours là) et la variation graphique.

-  Exemple de R*

R* est d’origine maghrébine (parlant donc une langue berbère à la maison). Il n’arrive absolument pas à différencier, parfois même dans sa parole (au retour de vacances), en tout cas dans les exercices, les sons voyelles du français. Je le prends donc seul au milieu de la deuxième année, car nous devons passer aux consonnes et il est indispensable que les voyelles soient identifiées. Je fais l’hypothèse qu’il ne peut rien comprendre à notre travail tant qu’on ne sera pas partis de son système de langue à lui, ce qui incidemment est une façon de le reconnaître dans sa différence (cf estime de soi et construction identitaire). Il semble avoir compris quelque chose, là, et je le prends de temps à autre (pas assez souvent) pour préciser la mise en application du travail en groupe. Son enseignante assure également la reprise de la démarche dans les exercices qu’elle lui donne en classe de 5e. Il devient en quelque sorte notre élève-phare qui commence à se poser des questions et à se référer aux outils qu’on a essayé de mettre en place.

EN GROUPE, pour l’essentiel

-  prerequis metalinguistiques

  • (Différenciations perceptives) (notion de système)
  • Phase de mise en place des voyelles (paradigme)
  • opposition pertinente
  • référence au son
  • variations graphiques

-  prerequis langagiers

La recherche du sens. Champs sémantiques, familles de mots, contextualisation, avec travail d’EVOCATION par la recherche de PAIRES MINIMALES.

-  conscience phonologique

Travail sur le tableau de commandes en passant par la prise de conscience de la réalisation des mouvements impliqués par leur articulation.

RAPPEL DES PRINCIPES DE LA DEMARCHE (principes d’une « organisation »)

  • règles / exceptions
  • base / variation
  • référenciation dans l’expérience personnelle
  • passage de la lettre (leur mode d’apprentissage) au son comme référence unitaire de base par la mise en mot de leur propre réalisation (à reprendre constamment)
  • travail au niveau de la grammaire (sous forme d’imprégnation, sans restitution)
  • différenciation des classes de mots (nature)
  • modes de relation
  • travail au niveau de l’orthographe (en relation avec ci-dessus) (entraînement minimal, mais sans aller jusqu’à la fixation : problème d’attention et de disponibilité des adultes pour le reprendre)
  • règles d’accord
  • fonction (cf infinitif)
  • choix (raison présentée en référence au sytème cf ouverture de la voyelle nasale - règle de la ligne pour m/n etc...)
  • ancrage sur la variation des graphies des voyelles cf e + 2 cons. (repérage).

UTILISATION D’UN MATERIEL CONCRET : CARTONS

Mise en place systématique, manipulation (mise en place) à chaque cours. Du fait de leur âge peut-être, il n’a pas été possible de les habituer à associer les cartons en les manipulant (ce qui plait beaucoup aux plus jeunes). L’association doit alors passer par un travail plus distancié favorisant la persistance des confusions.

Le dernier mois :

-  passage au tableau noir : déplacement de leur propre construction, mise en mots des commandes en sortant d’un mode de références déictiques

-  passage à l’intériorisation : commandes sans support à « lire », écrire sans le situer concrètement sur le tableau.

Nous en sommes là, cela devient possible mais est loin d’être fixé (faute d’entraînement)

EVALUATION POUR NE PAS CONCLURE

Ce travail est resté au niveau d’une expérience limitée dans le temps que nous pouvions consacrer aux élèves, en particulier pour faire passer individuellement ce qui avait été proposé en groupe : chacun a des difficultés qui lui sont particulières et ne peut profiter de ce qu’on lui explique dans ce cadre (que ce soit l’enseignante, l’observatrice ou un autre élève).

L’observatrice s’est appuyée sur son expérience de prise en charge d’un autre élève de cette même SEGPA, non lecteur à 10 ans, mais sans pouvoir mettre en place des préalables tant instrumentaux que psychologique comme l’avait permis une longue rééducation (7 ans et demi, 12 ans). Il est intégré normalement maintenant.

L’un des enfants R*, semblait avoir compris le système et s’en sortait dans le travail de la classe de 5e. Ce n’est pas encore consolidé (cf la consolidation d’une fracture) car, confronté à la situation d’avoir à gérer un récit sous une forme écrite, il est partiellement retourné à SEGPA anciennes procédures, certainement pour ne pas perdre le modèle interne qu’il devait construire au fur et à mesure.

La démarche semble donc répondre au but de l’intervention, si ce n’est dans un savoir lire-écrire qui reste encore un objectif lointain mais plus aussi inaccessible, (réussite dans le cadre d’un étayage soutenu), en ce qu’elle a mis en place des modalités d’organisation (cf tableaux à double entrée), insuffisamment intériorisées certes, mais disponibles pour des adolescents qui commencent à se questionner au lieu de subir des apprentissages qui ne peuvent se fixer.

Juin 1997

J.Zwobada Rosel


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