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Linguistique fonctionnelle et non-lecteurs.
CONFRONTATION THEORIE PRATIQUE. MAI 1998

2000

par J.Zwobada Rosel

Cet article concerne une recherche en cours portant sur les modalités d’entrée dans l’écrit d’un groupe d’adolescents non-lecteurs au collège. Il vient compléter et préciser celui qui en présentait les deux premières phases : « Linguistique fonctionnelle, évaluation, rééducation des troubles d’acquisition du langage. Peut-on lire-écrire quand on est non-lecteur ? » [1997]



Ce ennième « apprentissage » s’effectue dans le cadre de la scolarisation de ces enfants (en fonction de leur âge) en 6e 5e, 4e etc... dans une Section d’Education Spécialisée (S.E.S) annexée au collège. Quelques adolescents (de 5 à 8 selon les moments), en échec total, avaient été regroupés et confiés à une enseignante, une heure par jour, pour reprendre « autrement » que cela n’avait été fait pour eux jusqu’alors, l’acquisition d’un savoir faire sur l’écrit que ce soit pour lire et plus encore pour écrire. La première année, la relative inefficacité des démarches proposées par l’enseignante a amené le chercheur-observateur à s’impliquer en proposant des procédés comme la lecture verticale qui s’appuie sur la segmentation à différents niveaux et nécessite une démarche synthétique. L’évaluation des difficultés que rencontraient les adolescents, incapables de bénéficier de cette technique, a conduit le chercheur à s’impliquer davantage en tentant de favoriser la mise en place d’un fonctionnement métalinguistique. La recherche des unités de deuxième articulation à partir de celle de paires minimales s’est effectuée en groupe, en commençant par la voyelle pour leur permettre de parvenir à la syllabation. Il y a eu passage par le corps pour mettre en place, par la différenciation des modes et lieux d’articulation, de la sonorisation, l’organisation des consonnes en système d’oppositions.

Présentation du groupe

Pour situer le niveau de leurs difficultés, ce ne sont ni des mauvais lecteurs, ni ce que deviennent plus tard ces derniers, des illettrés. Ils peuvent deviner un mot de temps à autre, ne savent pas toujours écrire leur prénom sans modèle, comme P* en 6e et, dans les meilleurs cas comme R*, jargonnent lorsqu’ils écrivent. A la deuxième phase, nous avons découvert que P* ne pouvaient tenir compte de deux critères à la fois (base d’un tableau à double entrée)... ! Ils ont bien sûr des difficultés d’attention « active » (une présence passive n’a jamais permis d’apprendre), de concentration (ils se dispersent facilement), de mémorisation (leur empan mémoriel est très réduit). Un bilan orthophonique mettrait en évidence des difficultés d’organisation perceptives dans tous les secteurs, à produire un récit, les limites de leur vocabulaire et de leur syntaxe. Ils n’ont pas, en fin de compte, la mise en jeu de la fonction métalinguistique telle qu’on l’entraîne dès la maternelle au niveau du langage oral (repérage des sons, des syllabes, d’un champ lexical, reformulations etc...). Ils ne savent pas s’orienter dans l’espace et le temps, prisonniers de l’intant etc... Dans le cadre scolaire, ils ne peuvent ni anticiper ni se souvenir, ni organiser leurs documents, a fortiori leurs apprentissages. Ils se montrent très dépendants, très susceptibles, certains fondent en larme, d’autres se « ferment », dans des réactions inattendues à cet âge. Ils ont des passages à vide, souvent accompagnés de marmonnement lorsque certains mots proposés sont trop chargés affectivement : trois minute face au tableau où est écrit « maman », supposé reconnu, support d’un exercice analytique, pour F*, 14 ans, montrant par ailleurs d’excellentes capacité de réflexion personnelle au sein du groupe. Et ce sont des adolescents au milieu d’autres, mal à l’aise avec leur corps et eux-mêmes, mais d’une autre façon que les autres adolescents, et chacun différemment.

L’évolution de la recherche

La troisième phase se caractérise par une prise en charge individuelle (l’enseignante a été mutée) qui permet au chercheur, avec l’accord total de l’équipe enseignante, de mieux s’ajuster aux difficultés spécifiques de chacun de ces adolescents. Cette étape correspond à une démarche de rééducation qui s’étaie sur le travail fait au cours des étapes précédentes. L’analyse du corpus des séances de travail (filmées) se donne comme objectif de mettre en évidence par où a du passer, pour chacun, l’entrée dans l’écrit, à partir d’une base commune, le système phonologique du français, base de la correspondance phono-graphique. Elle permet de souligner les conditions nécessaires à un apprentissage qui va de soi dans le cadre d’un modèle développemental.

APPRENDRE A LIRE-ECRIRE

Quelques repères sur ce qu’implique l’écrit

Le signe écrit doit perdre le caractère motivé des premières représentations à support visuel (dans notre culture, l’adulte dénomme à l’enfant le monde qui l’entoure, il reprend son propos à partir d’images, il contextualise...) pour pouvoir retrouver le fonctionnement de la langue dans le cadre de la double articulation. C’est une caractéristique fondamentale des écritures alphabétiques que l’objet-lettre perde ses caractéristiques perceptives pour acquérir une valeur abstraite, dans un système symbolique reposant sur l’arbitraire du rapport de représentation du signe [VERMES]. Les recherches de l’équipe de FERREIRO ont mis en évidence différents stades dans l’accès spontané à l’écrit. De nombreuses recherches concernant les apprentis-lecteurs ont constaté la précocité de la segmentation syllabique dès la maternelle et l’apparition d’une capacité métaphonologique dès le début de l’école élémentaire pour la plupart des enfants. Frith décrit un stade initial de « pseudo-lecture » qui fonctionne en dehors de tout traitement linguistique. Nous en resterons à ces remarques qui permettent de situer les non-lecteurs sur un parcours de « non » apprenant, car ils n’ont ni la segmentation syllabique, ni la capacité métaphonologique, ni pour certains la stabilité du signifiant au niveau de la parole.

D’autres types d’approche, par la pathologie, mettent en évidence chez les alexiques divers types de dysfonctionnement. Nous retiendrons l’approche de GELBERT, neurologue, qui propose un modèle dont découle une méthode qui « monte » le mécanisme de la lecture : réaction vocale adaptée à la présentation de lettres pour les associer en syllabe, base du déchiffrage de mots dans de petits textes, avec entraînement à relier ces syllabes dans l’énoncé, la compréhension venant (ou ne venant pas, ce n’est pas son problème) d’elle-même du fait de l’oralisation de la lecture. On retrouve dans ce dernier présupposé le fait que le signifiant et le signifié s’appellent nécessairement et inéluctablement l’un l’autre, alors que les problèmes d’évocation l’infirment pour les adolescents de ce groupe.

Lire quand on est non-lecteur

En effet, pour eux, plus encore que pour ceux que nous rééduquons dans notre pratique d’orthophoniste, nous constatons la difficulté qu’ils ont à réaliser une segmentation syllabique, en répétition comme en « lecture » lorsqu’ils déchiffrent, procédé qui déconstruit l’intuition du mot, et la nécessité de réintroduire l’enveloppe intonative du mot dans la parole en perdant cette syllabation pour le retrouver. Les deux démarches sont en principe associées et l’échec de l’identification du mot montre l’insuffisance de l’empan mémoriel nécessaire à la répétition du segment sonore jusqu’à ce que ce phénomène se produise, comme chez les apprentis lecteurs. A l’étape suivante, l’enfant va passer du mot à mot à la phrase par une expression intonnée, comme pour « dire » et non plus « lire ». Il s’agit de construire une signification en situant les mots dans leur contexte. De cette démarche rééducative, nous retenons le fait que, connaître le mécanisme ne suffit pas pour accéder à la capacité d’utiliser ce savoir-faire mécanique dans sa fonction linguistique, communicative, cognitive, quel que soit le point de vue qu’on va privilégier. Selon notre hypothèse, le problème central viendrait de ce que les non-lecteurs n’ont acquis que partiellement l’ensemble du mécanisme, en particulier le fait de passer par l’épellation et qu’ils ne sont pas prêts à abandonner cette stratégie de lecture, ni celle de deviner le mot putôt que de le lire. 

Tout se passe comme si, sans parler des confusions habituelles d’ordre perceptif, ils associaient « en tête » (pour reprendre l’expression de P.) le mot à une ou deux de ses lettres en désordre, forme dont ils cherchent à se souvenir et qu’ils pensent reconnaître, au lieu de s’appuyer sur le représentant phonique de ce mot qu’il n’arrivent pas à intérioriser mais qu’ils connaissent et utilisent par ailleurs. Dans leur codage de l’écrit, le visuel et l’auditif n’ont pas de base commune en langue.

Ecrire quand on est non-lecteurs

Cette démarche de « lecture » explique le « jargon » ou l’absence de production des adolescents au départ de l’expérience [cf annexe 1997]. Elle se retrouve dans toutes les activités scolaires, même dans un exercice de grammaire le plus simple, comme les accords du pluriel dans le groupe nominal. Ils ne contextualisent ni ne comprennent les mots qu’ils lisent dans le cadre d’une consigne. Ils repèrent quelques procédures, mais ne peuvent les appliquer à propos. Même lorsqu’ils ont à peu près franchi le cap de la correspondance graphophonétique avec nous, cet à peu près les situe comme encore incapables de construire le moindre paradigme à l’écrit comme « mon ton son », « mon ma mes » etc..., ils ne repèrent pas que « mes » s’écrit comme « les » pour la marque du pluriel, même si on le leur signale, et pourtant ils écrivent automatiquement « les », ils ne peuvent ainsi dégager quelque régularité que ce soit... Nous ne parlons pas ici de différencier nom/verbe et d’établir les bases d’une analyse fonctionnelle [1996]. L’analyse systématique des constituants de la phrase est impossible à construire avant qu’ils ne soient entrés dans le système phonologique, c’est-à dire avoir acquis le système de référence qui nous sert à l’établir en structurant les données, par l’automatisation de cette référence. Il s’agit alors d’une autre étape d’organisation de leurs bribes de connaissances (règles) en grammaire et orthographe.

En orthographe, nous retiendrons l’exemple d’écrire les nombres en lettres, à leur programme car la numération est à la base de tout travail en atelier. Nous retrouvons la même difficulté à prendre conscience d’une régularité en la référant soit à une règle de correspondance graphophonémique, soit à un système de dérivation. Ils ne peuvent repérer d’eux-mêmes le fait que [z] s’écrit « z » dans cette série, même lorsqu’ils en ont trois exemples, en colonne, sous les yeux : douze, treize, quatorze, ils ne savent qu’écrire pour quinze etc... De même pour la graphie des suffixes -ème, -aine, qu’il leur faut à chaque fois rechercher même si on leur signale la correspondance. Cependant, ce qui marque cette phase « rééducative », c’est qu’il leur arrive de le « découvrir », trois ou quatre mots après, comme pour seize, dans l’exemple cité. L’avoir découvert, ne signifie pas pour autant l’avoir fixé, ni comme processus (découverte d’une règle d’écriture), ni comme mot (mémorisation). Le travail avec eux ne fait que commencer. 

Tout se passe comme si chaque mot existait indépendamment des autres, et que chaque acte lexique ou graphique devait le retrouver en mémoire, dans l’absolu, sans réseau d’aucune sorte. La rééducation introduit une appropriation du mot en l’étayant sur ses différentes entrées perceptives et sémantiques, retrouvant le principe de l’économie de la double articulation de la langue.

DISCUSSION

Cette expérience avec des non-lecteurs nous a amenée à réaliser à quel point les modalités d’application d’un modèle, ici celui de la langue, nous éloignent des concepts fondateurs de la théorie tout en nous y renvoyant. Le signe ne se donne pas comme signe à double face entrant dans un jeu entre paradigme et syntagme pour permettre l’élaboration et la réception d’un message. Il fonctionnerait plutôt comme signe étiquette, faute d’avoir été décontextualisé au cours de l’apprentissage. Il n’entre donc pas dans l’économie de la double articulation.

lettre/phonème/son/paire minimale. le signifiant

Pour y remédier et permettre à des adolescents non-lecteurs d’entrer dans l’écrit, nous avons tenté de poser avec eux les bases du système phonologique de la langue française dans leur rapport aux lettres de l’alphabet. Notre expérience d’orthophoniste nous avait appris que l’enfant se perdait dans les variantes de tout ordre [1993], incapable parfois de retrouver la structure sous-jacente, même quand on la lui figurait dans un tableau. Cette difficulté était majeure pour le non-lecteur, Y*, que nous avions suivi depuis l’âge de 7 ans ½ [cf Annexe 1997 p 222, montage vidéo]. En effet ces enfants ne perçoivent ni le sens, ordination d’unités, ni le sens signification, base d’une forme signifiante, faute peut-être d’avoir défini pour eux-mêmes le sens de leur vie dans l’élaboration de leur propre histoire... Sans pouvoir entrer dans ce registre psychologique dans le cadre d’un groupe classe, nous avons constaté leur incapacité à utiliser une démarche analytique/structurante, que l’on attribue à l’enfant dans les modèles développementaux, en particulier depuis PIAGET. De schèmes en schèmes, l’enfant arrive à un mode de pensée hypothético-déductive en étant passé par l’organisation des données expériencielles au moment des opérations concrètes. Nous nous sommes située à ce niveau malgré leur âge, en leur proposant une appropriation du « système » qui passe par toutes les entrées possibles, perceptives, kinesthésiques, mobilisant toutes les formes de mémoire et de motivation tout en faisant jouer les ressorts d’un travail en groupe.

Mais leur proposer des « unités » toutes faites concrétisées sous forme de petits cartons ne pouvait faire émerger autre chose que des comportements de mémorisation, mal digérés, comme cela s’était passé pour le jeu des familles de sons (à base phonémique).

Nous nous sommes donc appuyée sur l’analyse phonologique qui, partant d’une paire minimale, permet de dégager les traits pertinents etc. Mais ce qui importait avant tout, c’est que la forme phonique et sa notation écrite ne soient pas un « mot » dans le statut que lui donnait l’enfant, forme vide de sens, mais prenne place, en langue, dans un monde de signification. Le travail de cette deuxième étape avait été préparé par la première, approche de textes favorisant l’acquisition de stratégies de compréhension. On cherchait donc à retrouver ce sens à travers des « définitions », en fait par son contraire, par un exemple de son utilisation en différents contextes avant de le comparer à un autre en recherchant ce qui, dans leur prononciation, était responsable du passage d’une forme à une autre. Par exemple, faux/fou, chaud/chou/chat... Puis on passait à la variation de forme écrite pour les homophones tels que saut, seau, sot. Nous avons adopté une présentation qui neutralisait le degrés d’ouverture des voyelles en leur faisant retrouver un archiphonème représenté par les lettres é/o/e/ puisque le signe qui leur correspondait avait cette fonction de par sa position en tête de ligne, l’inventaire paradigmatique étant disposé en colonne a/e/é/i/o/u/ou. Ainsi la disposition spatiale avait-elle une fonction classificatrice. Pour la renforcer, nous avons situé le oi comme extérieur au système, car comprenant deux sons que certains identifiaient oua. Les nasales étaient disposées en partant dans l’autre sens sur la ligne de base de leur voyelle. etc...[cf annexes 1997 p 225]. Le phénomène ligne se retrouvait dans la présentation des consonnes en « zone » d’articulation, de même que le hors système du l/r/ill (graphie adoptée pour le [j]).

Nous avons ainsi centré notre introduction du système sur la capacité à identifier les voyelles dans une syllabe orale (elles étaient confondues à l’écrit) afin de développer le niveau d’analyse syllabique dont les modèles situent l’acquisition en Maternelle. Le développement de cette capacité implique un travail simultané au niveau de l’empan mémoriel, passer de deux à trois syllabes, bien avant d’en envisager plus, car ils redoutent les mots « longs ». La question du métalinguistique reste posée au niveau de ce qui se met en place habituellement au CP par le fait même de l’apprentissage.

peut-on « construire » chez eux une capacité phonologique ?

En nous appuyant sur une procédure (mise en place des unités en tableau) qui perdait cet aspect procédural par la contrainte de la mise en mot du système de référence, la réactualisation permanente de la démarche d’extraction (et non abstraction) du représentant formel, dans ce qui n’était plus un simple codage, nous avons essayé de « travailler » à la mise en place de schèmes structurants. L’automatisation ne nous intéressait pas, à l’encontre d’une démarche d’apprentissage, tant que le repérage de l’unité de base n’était pas réalisable de par la persistance de confusions qui résistaient à tous les entraînements habituels aux différenciations perceptives.

Ce que nous souhaitons automatiser chez eux, c’est la référence aux « tableaux » des voyelles, puis des consonnes, donc un comportement de recherche à l’égard de ce qu’ils veulent lire/écrire, pour stopper leurs anciennes stratégies de lecture/écriture, activités toujours associées dans notre démarche.

Cette expérience m’a confirmée dans une approche plus psychologique des phénomènes d’acquisition de la langue : son utilisation implique la mise en jeu d’un certain nombre d’opérations pour acquérir les savoir-faire que cela implique. Par exemple, la catégorisation qu’elle implique peut s’exercer à d’autres niveaux : l’enfant doit percevoir d’autres types d’organisation comme celle des couleurs, de la sériation etc. , avant de passer à celle des lettres. Mais il peut garder une certaine référence à un niveau perceptif pour acquérir une correspondance grapho-phonétique, qui, combinée à une approche photographique du mot, lui permet de produire de la lecture et de l’écriture dans l’automatisation du mécanisme. Sait-il lire alors ? et comment s’effectue le passage à l’abstraction de la langue qu’analysent les spécialistes de l’écrit ? [cf recherche collective dont VERMES 1994]. Pour notre population de recherche, la préoccupation « organisation des données expériencielles » est constante dans les commentaires... mais la centration scolaire implique l’objet d’étude. Après l’analyse du mot (pour le lire comme pour l’écrire) en disposition verticale, au tableau, à distance du texte lu ou à écrire, l’enfant l’écrit les yeux fermés en écriture « attachée » horizontalement. Cela ne peut suffire à le retenir, il faut le plus souvent le reconstruire. Il faut aussi le situer dans sa fonction dans l’énoncé ce qui est une étape ultérieure.

mot/monème. la classe.

L’exemple que nous avons donné de l’écriture en lettres des nombres montre qu’il n’y a pas de trace de représentation au niveau du signe lorsqu’il ne correspond pas au mot, mais que c’est en montrant le processus de composition du mot dans le jeu des suffixes et des préfixes, qu’on favorisera l’émergence d’une règle. Ce procédé, classique en rééducation, reste très difficile à appliquer avec ces adolescents non-lecteurs. Il ne peut suffire. Il met en jeu la capacité de l’enfant à utiliser une démarche d’analyse passant par le contrôle devenu conscient de ses choix graphiques (cf notre présentation des variations du [E] annexe 1997 p 225), le repérage du n et du m qu’il confond souvent, et la signification du mot qu’il écrit qui renvoie au nombre de base un/onze, deux/douze, trois/treize, quatre/quatorze etc., plus évident encore pour vingt/vingtaine, quarante/quarantième etc.. Ce n’est certes pas un procédé économique du point de vue temps passé à construire le mot pour l’écrire, mais à ma connaissance, très utile pour mettre en place un circuit qui permette de le reconstruire à défaut de pouvoir se le remémorer. Il serait utile alors de disposer de suffisamment de temps pour fixer cette acquisition dans une reprise des séries ainsi constituées, ce qui malheureusement n’est pas réalisable dans le cadre de nos conditions de recherche. 

Si le mot reste l’unité significative d’analyse, la valeur du signe doit rester à l’horizon du travail d’étayage de l’adulte qui accompagne l’enfant dans sa démarche d’apprenant.

QUELQUES PARCOURS

( cf Annexe 1997 p 226)

Nous travaillons actuellement le plus souvent avec trois des adolescents du groupe qui présentent un rapport très différent au codage de l’écrit. Nous en retiendrons ce qui nous semble le plus pertinent et qui illustre le fait que aucun parcours n’est identique dans ce cadre.

Maîtrise de la parole, syllabation et correspondance phonographique.

P*, 15 ans, 4e, atelier plomberie, présentait en 6e des troubles de l’articulation et de la parole qui avaient résisté à une rééducation orthophonique en parallèle. A notre première rencontre, il ne savait même pas écrire son prénom sans un modèle et ne pouvait répéter des phrases sans les déformer. Il avait appris à lire en épellant mais ne réussissait pas toujours à associer la syllabe et ne les retenait pas pour retrouver le mot. Pour l’écrire, il le cherche encore « en tête », refusant de s’appuyer sur la nouvelle stratégie que nous lui proposons, tant qu’il garde l’espoir de le retrouver. Il se met parfois en dérive, regardant on ne sait où... Il n’est pas encore entré dans une démarche de compréhension impliquant une élaboration personnelle, il répète ce qu’il a appris quand il s’en souvient. Pour trouver des mots, lors de la recherche de paires minimales, il regardait sur les murs les mots écrits qu’ils avaient pu apprendre et était très fier de pouvoir les dire, au lieu de regarder les objets qui l’entouraient, comme seau, mur, lampe etc... Il semble avoir récemment compris, lorsque je lui ai demandé de m’expliquer un tableau qu’il devait recopier, que le sens pouvait surgir : nous avons fabriqué un tube avec un carton pour définir le « diamètre » du « rond », précisé sa longueur et concrétisé la présence de deux nombres pour définir la section...

Le corps agent de lecture et d’écriture

F*, manque totalement de confiance en lui, il a toujours peur de se tromper et préfère se taire. Il pose à peine voix et trace graphique. Et pourtant il répond à la question « Lire pourquoi faire » « pour écrire ». Il a un an de plus que les autres et son enseignante s’est efforcée de l’empêcher de déclarer systématiquement qu’il ne saurait pas faire. Il était très conscient de l’origine psychologique de ses problèmes, mais s’en servait d’alibi pour ne pas bouger et se trouvait ainsi dans un cercle vicieux. Marmonner pendant 3 minutes mammmmm, sans pouvoir associer la deuxième syllabe de ma man, l’épeler ème an, sans parvenir à man, témoigne à la deuxième phase de l’importance de ses difficultés. Le « r » ne pouvait rester en place dans les groupes ou en finale. Trois séances de travail sur la série des paires minimales avec « ien » n’ont pas suffi à fixer le contenu du paradigme. Cependant le sachant suivi, les enseignants ont commencé à poser leurs exigences. Pour ma part, j’ai exigé de lui dans la 3e phase qu’il différencie la graphie des lettres ce qui nous a amenés à travailler le rapport à son corps, se redresser, accepter les gestes imposés en faisant des exercices sur un cahier de maternelle. Il peut témoigner de ses difficultés : les lettres qu’on n’entend pas le trompent. Il est sûr des mots qu’ils reconnait (courts). Quelque fois il arrive presque à lire les « grands mots » (dans sa classe d’appartenance) mais les autres l’ont déjà dit.

Ecrire avec la médiation de l’ordinateur

R* est de langue maternelle berbère. Il parle français sans problème dans le contexte scolaire, mais doit s’y remettre après les vacances scolaires. Sa première production écrite confirme ses difficultés de différenciation en particulier des voyelles et l’instabilité des places des lettres qui constituent les syllabes, en particulier les diphtongues : uei pour ieu. On se trouve face à un jargon dont le système de référence n’est pas constant. Il aurait une entrée perceptive à base visuelle. Il ne s’agit pas d’interférences mais plutôt d’une écriture à base consonantique, respectant le mot, dans laquelle le e accompagnerait souvent la graphie de la consonne, avant ou après cette consonne, faisant fonction de voyelle de substitution pour celles qu’il n’identifierait pas. Cette écriture se différencie nettement de la production de V*, que nous n’avons pas suivie dans la troisième phase. En effet, ses difficultés étaient beaucoup plus en relation avec sa méconnaissance du français parlé et des variations morphologiques de l’écriture, ce qui relève d’une rééducation ou d’un soutien scolaire. Notre première intervention individualisée auprès de R* a porté sur la comparaison des deux systèmes vocaliques des langues en présence. Nous avons tenté de l’aider à se structurer en passant en particulier par l’ordinateur. Il se débrouillait avec les différentes opérations à effectuer, comme il se débrouillait pour comprendre à peu près les énoncés consignes dans le cadre de l’atelier cuisine. La lecture était presque courante sauf pour les mots complexes, non connus, qu’il rencontrait et qu’il lui fallait reconstruire, comme « indéfiniment ». Une fois les deux tableaux de base posés (voyelles/consonnes, et réactualisés à chaque production d’écrit), nous avons commencé à rechercher les classes d’unités dans des inventaires issus de ses propres productions afin de constituer un lexique qui puisse lui servir de base pour identifier le type de règles d’accord à appliquer. La morphologie verbale a été traitée à part, également sur des tableaux (cf S. BOREL MAISONNY). Il continue à écrire sans crainte de faire des fautes, peu conscient (apparemment) des difficultés que nous éprouvons à le lire. Il reste un an pour qu’il parvienne à se débrouiller comme (ou mieux que) les autres élèves de cette section spécialisée.

CONCLUSION

Il est difficile de conclure sur une expérience en cours. Nous avons donné quelques détails sur les adolescents concernés afin de faire saisir la difficulté d’avoir une démarche commune. Rien ne fonctionne dans le registre de l’économie, ni celle de la langue ni celle des moyens qu’il faut se donner pour tenter de les faire accéder au système symbolique, le propre de l’homme. 

RESUME
Apprendre à lire-écrire à des non-lecteurs au collège, met face au problème d’un apprentissage qui n’a pu se faire, quels qu’aient été les méthodes et les contextes proposés jusque là. De l’oral à l’écrit, l’échec questionne sur le rapport de ces adolescents à la valeur du signe. Pour qu’ils puissent inscrire ce dernier, la démarche proposée passe par leur faire découvrir (mettre en oeuvre) le concept de pertinence au niveau phonologique comme au niveau sémantique, dans la mise en place de la correspondance grapho-phonémique. Il s’agit de partir des lettres qu’ils connaissent mais pour ancrer la lettre dans le son. Du concept d’archiphonème on retient « la lettre de base » qui permet à l’élève d’inscrire des variations graphiques dans le système.

Tout se passe comme si ces élèves ne pouvaient mettre en oeuvre cette capacité à organiser ce qu’ils reçoivent de l’extérieur pour que ces éléments s’intègrent dans une conduite socialisée telle que lire-écrire, en tant que base d’une intégration sociale. La valeur symbolique de la lettre en tant que constituant du mot n’est pas perçue comme telle. Dans la démarche proposée, le système est alors (re)construit à partir de la prise de conscience des différenciations qui permettent de réaliser concrètement (articulation, manipulation) sa mise en place. L’apprentissage peut alors commencer avec, le plus souvent, toutes les difficultés que rencontrent les dyslexiques, problèmes de différenciation comme de séquentialité résultant des procédures de lecture qu’ils avaient mises en place sans parvenir à lire au delà de quelques mots...

EMENTS DE BIBLIOGRAPHIE

« Des enfants hors du lire », en particulier Vermès G., sous la direction de Préneron Ch., Meljac C., Netchine S., Païdos/recherche, 1994

Zwobada Rosel J. : Surdité et parole : parcours d’un enfant sourd vers l’énonciation. Entretiens d’Orthophonie 1993, Expansion Scientifique Française. 1993Zwobada-Rosel J. : Grammaire du rééducateur, grammaire du rééduqué, Rééducation Orthophonique, 186, 1996

Zwobada-Rosel J. : Linguistique fonctionnelle, évaluation, rééducation des troubles d’acquisition du langage. Peut-on lire-écrire quand on est non-lecteur ? Rééducation Orthophonique, 190, 1997

PRESENTATION SCHEMATIQUE D’UNE DEMARCHE EMPIRIQUE

CARTONS

J.Zwobada Rosel


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